- Citation :
- Pour la majorité des occidentaux, la nature se définit comme ce qui ne provient pas de l’activité humaine. Le feu, les roches, les animaux non domestiqués et les plantes sauvages en sont alors quelques exemples. L’Homme est donc l’étalon de cette définition.
Il s'agirait alors d'une définition toute négative. Cependant, il en est d'autres. Ainsi, pour Aristote, est un être naturel (= physique), ce qui comporte en soi-même le principe de son propre développement. Ce qui est tout différent de l'affirmation d'après laquelle l'être naturel ne tient pas le principe de son changement de l'homme. Une telle définition est plus précise parce que positive, et non plus seulement négative. En effet,si l'on dit d'un arbre qu'il n'est pas un perchoir pour oiseaux, on a bien raison ; cependant, il est plus précis de dire : "cet arbre a poussé ici de lui-même, et ne sert de perchoir pour les oiseaux qu'accidentellement". Dans ce cas, l'homme n'est plus "l'étalon de cette définition". En effet, c'est l'arbre qui est à lui-même sa propre référence : il porte en lui-même son principe, sa raison d'être, et d'être comme il est, et ne la tient pas de la non-intervention de l'homme, de son laisser-faire.
L'idée d'après laquelle la nature est ce que l'homme "laisse être" et "laisse faire" me semble être la transposition humaniste d'un thème théologique : celui de la kénôse. Il est fort méconnu sous sa forme théologique ; cependant, sa forme humaniste, mon cher Nicolas, t'es très chère, au point que tu la substitues aux conceptions courantes de la nature, qui sont sans doute plurielles, et incompatibles entre elles, dans une certaine mesure. Mais il faut que je précise. La kénôse,entendue dans le sens théologique, n'est rien d'autre que le mouvement que Dieu fait en se retirant, après avoir créé. Après avoir créé l'homme, il le laisse libre. Pour ainsi dire, il ne s'en occupe plus (sauf grâce, providence particulière, ou miracles...). Il le laisse se développer seul. De la même manière, après avoir créé la nature dans son ensemble, il se repose le 7ème jour. Tranquillou, il laisse être, croître et se développer. Il laisse couler, pépère, et volontairement. Voilà ce que les théologiens ont appelé la kénôse.
Il y a une idée semblable dans ton propos : l'homme, mais non plus Dieu, après avoir créé partiellement la nature, c'est-à-dire après l'avoir modifiée, la laisserait être, et appellerait cette actuelle autonomie laissée aux choses : "être naturel". Sens négatif de "nature" qui se retrouve aussi dans l'idée de "yaourt nature" : non-modification du produit, dont la modification (le yaourt aromatisé) serait alors le point de référence.
Je ne conteste pas la justesse de cette manière de voir. Bien au contraire, je la pense juste, dans une certaine mesure. Je crois même, comme toi, que beaucoup de choses que la plupart des gens considèrent comme indépendant de l'intervention de l'homme sont en fait tout à fait solidaires de son intervention. Cependant, je préciserai deux choses :
1) cette définition négative de la nature ne me semble ni universellement, ni même majoritairement partagée.
2) la définition positive (aristotélicienne) de la nature me semble avoir un certain domaine de pertinence.Explicitons d'abord le point 1). Il me semble que le moindre des écologistes a tendance à doter la nature d'une spontanéité et d'une autonomie. Quoi de plus "naturel" que l'image de la source, ou de l'arbre qui croît de soi-même, qui pousse ? Pour cela, ni la source ni l'arbre n'ont besoin qu'on les laisse être... La nature ne tient pas son être de l'homme. Elle fut avant lui et sans lui, et peut poursuivre sans lui. On peut avoir de bonnes raisons de penser qu'au moins dans l'imagerie d'Epinal de l'écologie, c'est la représentation aristotélicienne de la nature qui a gagné ! Néanmoins, coexiste avec cette idée la conception (pourtant incompatible) selon laquelle la nature serait menacée dans son être par l'intervention de l'homme ; et que, par conséquent, l'être de la nature dépendrait du non-agir de l'homme sur elle : il faudrait laisser la nature intacte, sous peine de la voir disparaître à jamais. Comme si la technique la détruisait sans reste. Face à la technique omnivore, il ne resterait bientôt plus de nature du tout. Voilà mon avis sur la représentation commune de la nature : il y en a au moins deux - et en tous cas plusieurs - et non pas une seule... Ce qui occasionne problèmes et contradictions dans notre compréhension quotidienne de la nature et de l'écologie.
Pour ce qui est du point 2), je dirais que certaines choses croissent et se développent par un principe interne. Ainsi, imagine-toi un arbre qui pousse sur l'île d'Oléron. Il pousse de lui-même, et c'est ainsi qu'il est nature. S'il advient que cette île soit ensuite décrétée "réserve ornithologique", et qu'on l'y laisse intact au motif qu'il sert de perchoir à oiseaux, d'endroit où se nicher, etc. alors qu'on déracine les autres arbres semblables placés sur la côte, son non-déracinement peut alors être regardé comme étant le fruit d'une technique paysagière et écologique. D'être naturel, il devient ainsi produit de l'art ; sa localisation spontanée devient voulue par l'homme ; son usage accidentel pour les oiseaux devient sa raison d'être. Cependant, il ne laisse pas pour cela d'avoir poussé là de son fait propre.
Ce que j'entends montrer par là, c'est que, dans cet exemple (assez banal) coexistent deux "naturalités" de la nature : nature sauvage et nature volontairement non-domestiquée. Or, la seconde recouvre la première, laquelle est celle d'Aristote. Et l'un et l'autre sens du mot "nature" a sa pertinence.
Il faudrait arbitrer entre les domaines de pertinence de l'un et de l'autre compréhension du concept de "nature" : cela résoudrait pas mal de difficultés et d'impasses de l'écologie contemporaine.
- Citation :
- Cette séparation existe d’autant plus entre l’homme et la nature que le Dieu des juifs et des chrétiens affirme qu’il a créé la nature (animaux, plantes…) et que l’homme doit les dominer. Il y a donc inégalité et séparation de fait, dans une sorte de relation de maître à esclave entre l’homme et la nature.
Toutefois, la révolution cartésienne, modifiera en profondeur la réflexion philosophique à ce sujet. En effet, pour Descartes, la nature n’est pas différente des machines humaines. Les tuyaux sont semblables à des veines, le cœur semblable à un moteur, le squelette à une armature, etc.
Citation:
Je ne reconnais aucune différence entre les machines que font les artisans et les divers corps que la nature seule compose, sinon que les effets des machines ne dépendent que de l'agencement de certains tuyaux, ou ressorts, ou autres instruments, qui, devant avoir quelque proportion avec les mains de ceux qui les font, sont toujours si grands que leurs figures et mouvements se peuvent voir, au lieu que les tuyaux ou ressorts qui causent les effets des corps naturels sont ordinairement trop petits pour être aperçus de nos sens. Et il est certain que toutes les règles des mécaniques appartiennent à la physique, en sorte que toutes les choses qui sont artificielles, sont avec cela naturelles. Car, par exemple, lorsqu'une montre marque les heures par le moyen des roues dont elle est faite, cela ne lui est pas moins naturel qu'il est à un arbre de produire des fruits
Les principes de la philosophie, quatrième partie, article 403.
Encore plus, le corps humain est, dans son fonctionnement, identique aux autres mammifères. Pour comprendre la pertinence de cette proximité il faut apprécié la définition de Kant qui affirme que la nature « est l’existence des choses en tant que celle-ci est déterminée suivant des lois naturelles ». La question de la nature s’étend donc à deux choses. Tout d’abord, serait naturel ce qui serait déterminé, par conséquent, seul ceux qui disposeraient du libre arbitre pourraient s’extraire de la nature. Enfin, si on pose que ce champ de liberté reste à prouver, la nature s’étend donc à tout le réel et n’est autre que lui.
La nature serait donc un concept vide. Il appartiendrait donc au règne du subjectif.
Je comprends mal l'articulation de ces deux moments : Si la nature n'est rien moins que tout le réel, comment peut-elle être un concept vide ? Comment serait-elle du règne du subjectif ? Il y a là, au moins, un paradoxe flagrant,auquel mène l'idéalisme transcendantal ! La nature, en effet, est un concept vide, dans la mesure où je ne puis en aucun cas avoir l'expérience de la nature comme totalité constituée, systématique, c'est-à-dire comme "monde entier". Il est donc subjectif puisque l'extérieur dont j'ai l'expérience ne peut en être la source. C'est un concept qui vient de moi, et non du dehors. Cependant, il n'est pas subjectif dans le sens où il me serait propre à moi, ou dans le sens où il te serait propre à toi, ni non plus dans le sens où il serait relatif : je ne peux pas ne pas y croire ! Il n'est pas seulement subjectif, mais intersubjectif : il vaut pour nous tous, universellement. Je vois mal ce que peut vouloir dire Descola,s'il prétend que le lien de cause à effet est relatif aux cultures, et n'existe pas dans certaines d'entre elles. S'il prétend cela, cela me semble être une dangereuse remise en cause de l'universalité de la raison humaine, tant la possibilité de la science, et des techniques, est solidaire de la représentation d'une nature déterministe. Le mérite de Descartes aura au moins été de tirer ceci au clair : il n'est pas de grand progrès possible dans les sciences, ni dans les techniques, sans au moins en passer par l'idée que la nature est une grande machine.
Je note au surplus que cette idée de la nature/machine s'ajoute aux deux autres conceptions de la nature que j'ai déjà évoquées. On pourrait encore y adjoindre la représentation de la nature comme "stock inépuisable", comme réservoir infini de matériaux.
Ainsi, on aurait quatre idées de la nature à confronter, quatre modèles d'appréhension des réalités naturelles à discuter :
1) la nature comme opposé de l'oecoumène.
2) la nature comme ce qui a en soi le principe de son développement.
3) la nature comme abondance et générosité (ou capital inépuisable)
4) la nature comme grande machine
on pourrait ajouter :
5) la nature comme oeuvre (de Dieu)
Ainsi, en rapportant les questions qu'on se pose à tel ou tel modèle de compréhension de la nature, on pourrait les résoudre. Par exemple : l'homme fait-il, oui ou non, partie de la nature ?
selon :
1) ... non.
2) ... oui.
3) ... à débattre (l'idée est confuse, et ressortit davantage d'une compréhension poétique que conceptuelle de la nature)
4) ... oui ou non (selon la solution qu'on apporte à la querelle du libre arbitre)
5) ... oui.
Mais c'est sur cette très vive relativisation de la pertinence du concept de nature, sur lequel tu sembles jeter un fort discrédit, que j'aimerais conclure. L'indéterminisme absolu est une voie qui fut tentée par Hume et par Nietzsche. Dans l'
Enquête sur l'entendement humain ( ou dans le
Traité sur la nature humaine, I) pour Hume ; et dans
Vérité et mensonge au sens extra-moral pour Nietzsche. L'un et l'autre réduisent l'idée de déterminisme naturel (le lien cause-effet) à un phénomène psychologique. Pour Hume, il s'agit d'un mécanisme d'associations d'idées, opéré par l'imagination, selon des règles de contiguïté, de ressemblance, de succession... Les lois physiques seraient réductibles à l'expression de lois psychologiques. Cependant, on voit le problème qui se pose alors : comment ces lois psychologiques, qui rendent compte de la fabrication des lois physiques par l'esprit humain, ne seraient-elles pas elles-mêmes des fabrications de l'esprit humain, plutôt que d'être des processus réels ? Chez Nietzsche, c'est le ressort de la pensée déterministe est la peur du devenir. On pense selon la cause et l'effet parce qu'on flippe devant l'imprévisibilité du monde, qui est en son fond chaos.
Est-ce ce que tu penses ?